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Roy G. Sfeir by Willy White
For decades, Roy G. Sfeir has been shaping a pictorial universe where color, light, and material become vessels of deep emotion. His works, created on canvas or wood, reflect an inner journey toward abstraction, a constant search for balance between intuition and control. Each painting seems to arise from a silent conversation between the artist and the surface, where color becomes a language of its own.
Aesthetically, his work is built upon large color fields, transparent washes, and successive layers that overlap to create an almost metaphysical atmosphere. The tones interact, sometimes clash, yet always find a point of harmony. These chromatic dialogues form a space that goes beyond pure visual perception — a suspended, contemplative realm in which the viewer can wander and return.
One perceives deep blues, muted greens, nuanced grays, and luminous accents that evoke inner landscapes, distant horizons, or subtle states of mind. Nothing is directly represented, yet everything is suggested. Forms appear and fade, as if the painting were hesitating between revealing and concealing, between presence and disappearance. This delicate tension contributes to the poetic quality of Sfeir’s work.
Philosophically, his approach resembles an exploration of emotional memory. The canvas becomes a territory where impressions, atmospheres, and traces of time accumulate. What speaks is not a subject but a sensation. For Sfeir, painting appears to be a way of touching the essential — the intimate vibration of existence, the quiet breath of what moves us. Each work bears witness to an inner quest for a personal, authentic, and liberated language.
Technique plays a fundamental role in this process. Acrylic, his primary medium, offers the quick drying time suited to his intuitive gesture. On canvas or wood, he applies the paint in successive layers, alternately building transparency and density. Some surfaces reveal traces of rework, erasure, and retouching, giving the composition an almost organic depth. Materiality becomes a vital component of expression.
His method resembles the slow construction of an inner relief. He overlays, scrapes, softens, intensifies. The material breathes. The support — whether canvas or wood — contributes to the vibrancy of the whole: it receives the light, reflects it, transforms it. Nothing is arbitrary, yet everything remains open, alive, in motion.
Sfeir’s gesture, both swift and sensitive, gives his works an immediate sense of presence. Yet behind this apparent spontaneity lies a long process, a patient reflection on rhythm and light. The painting builds itself like an emotional landscape, an intimate topography where each layer tells part of the journey.
Thus, Roy G. Sfeir’s painting emerges as a space balanced between the invisible and the visible, between material and breath, between memory and light. It invites the viewer into an interior experience — a silent, profound, essential encounter.
Roy G.Sfeir par Willy White (traduit de l’anglais) :
Depuis des décennies, Roy G. Sfeir façonne un univers pictural où la couleur, la lumière et la matière deviennent les vecteurs d’une émotion profonde. Ses œuvres, réalisées sur toile ou sur bois, révèlent un cheminement intérieur vers l’abstraction, une recherche constante d’équilibre entre intuition et maîtrise. Chaque tableau semble être le résultat d’un dialogue silencieux entre l’artiste et la surface, un échange où la couleur devient langage.
Esthétiquement, sa peinture s’organise autour de larges aplats, de lavis transparents et de voiles successifs qui se superposent pour donner naissance à une atmosphère presque métaphysique. Les teintes se répondent, se heurtent parfois, mais trouvent toujours un point de résonance. Ces harmonies chromatiques créent un espace qui dépasse le simple cadre visuel : un espace suspendu, contemplatif, où l’œil se perd et se retrouve.
On y perçoit des bleus profonds, des verts silencieux, des nuances grises ou lumineuses qui évoquent tour à tour des paysages intérieurs, des horizons lointains ou des états d’âme. Rien n’est frontalement représenté, mais tout est suggéré. Les formes apparaissent puis s’effacent, comme si la peinture hésitait entre dire et taire, entre se révéler et se retirer. Cette tension subtile contribue à la poésie visuelle de Sfeir.
Philosophiquement, son travail s’apparente à une exploration de la mémoire émotionnelle. Le tableau devient un territoire où se déposent impressions, atmosphères, traces du temps. Plus qu’un sujet, c’est une sensation qui s’exprime. Peindre semble être pour lui une manière de toucher l’essentiel : la vibration intime de l’existence, le souffle discret de ce qui nous traverse. Chaque œuvre témoigne ainsi d’une quête intérieure — celle d’un langage personnel, authentique et libre.
La technique joue ici un rôle fondamental. L’acrylique, qu’il utilise presque exclusivement, offre une rapidité d’exécution qui correspond à sa gestuelle intuitive. Sur toile comme sur bois, il applique la peinture en couches successives, travaillant tantôt la transparence, tantôt la densité. Certaines surfaces affichent des traces de reprises, d’effacements, de retouches qui donnent à la composition une profondeur presque organique. La matérialité devient alors un élément vital de l’expression.
Ce procédé rappelle la construction lente et patiente d’un relief intérieur. L’artiste superpose, gratte, adoucit, intensifie. La matière respire. Le support lui-même — toile ou bois — participe à la vibration de l’ensemble : il accueille la lumière, la renvoie, la transforme. Rien n’est laissé au hasard, mais tout demeure ouvert, vivant, mouvant.
La gestuelle de Sfeir, rapide et sensible, confère à l’œuvre une forme d’évidence immédiate. Pourtant, derrière cette apparente spontanéité, on devine un travail de longue durée, une réflexion patiente autour du rythme et de la lumière. La peinture se construit comme un paysage émotionnel, une topographie intime où chaque couche raconte une part du chemin.
Ainsi, la peinture de Roy G. Sfeir apparaît comme un espace en équilibre entre l’invisible et le visible, entre la matière et le souffle, entre la mémoire et la lumière. Elle invite celui qui la regarde à une expérience intérieure : une rencontre silencieuse, profonde, essentielle.
Willy White
Décembre 2025
Roy G. Sfeir by Anna Smith
In Roy G. Sfeir’s paintings, the world dissolves into whispers of color and rising light. His canvases breathe like quiet landscapes remembered rather than seen — places that tremble between presence and disappearance. Nothing is fixed, yet everything feels inevitable: veils of acrylic drift across the surface, settling into luminous traces that echo rivers, forests, or horizons without ever naming them.
Sfeir paints as others might listen. Each gesture is a response to an inner murmur, a pulse carried from memory into form. Water and pigment wander freely under his hand, creating subtle fractures, openings, and soft vertical paths through which light seems to travel. In these layered transparencies, chance becomes an accomplice, revealing textures and rhythms that cannot be rehearsed.
His work moves in silence, guided by breath rather than intention. Colors expand and contract like shifting weather — blues that recall distant lakes, greens that hum with the energy of living earth, golds that flicker like the last light of day. Through abstraction, he grants the viewer a space to wander, to find their own echoes within the depths he creates.
— Roy G. Sfeir par Anna Smith (traduit de l’anglais)
Dans les peintures de Roy G. Sfeir, le monde se dissout en murmures de couleur et en lumière ascendante. Ses toiles respirent comme des paysages silencieux, non pas vus mais remémorés — des lieux qui tremblent entre présence et disparition. Rien n’est figé, et pourtant tout semble inévitable : des voiles d’acrylique glissent à la surface, se déposant en traces lumineuses qui évoquent rivières, forêts ou horizons sans jamais les nommer.
Sfeir peint comme d’autres écouteraient. Chaque geste répond à un murmure intérieur, à une pulsation portée de la mémoire vers la forme. L’eau et le pigment vagabondent librement sous sa main, créant des fractures subtiles, des ouvertures, et de doux chemins verticaux où la lumière semble circuler. Dans ces transparences superposées, le hasard devient complice, révélant textures et rythmes impossibles à répéter.
Son œuvre avance en silence, guidée par le souffle plus que par l’intention. Les couleurs se dilatent et se resserrent comme un climat changeant — bleus évoquant des lacs lointains, verts vibrant de l’énergie de la terre vivante, ors vacillant comme la dernière lumière du jour. Par l’abstraction, il offre au regard un espace de déambulation, un lieu où chacun peut trouver ses propres résonances au cœur des profondeurs qu’il ouvre.
Anna Smith
Décembre 2025
Roy Sfeir
Intenses respirations d’univers
La peinture aérienne, affirmée et tendue de Roy Sfeir, est une fabuleuse bouffée d’oxygène mental. D’insidieuse présence agissante, chaque œuvre paraît insaisissable et détachée, comme une aile de lumière éphémère, comme une fragile esquisse d’étendue infinie. Comme le sillage aigu de ce qui pourrait éclairer l’humanité, au-delà des pauvres certitudes de l’intellect. Les tréfonds du dedans sont territoires de création, habités de signes d’éphémère immensité.
Peinture en apesanteur, oxygénée du dedans, et toujours détachée des fardeaux du réel, quand même, ça et là, d’allusives charges vitales signent la présence de fines meurtrissures, de blessures ténues, et de secrètes mémoires. Tout fait passage dans ces très sensibles symboles qui sans fin se répondent en échos et sans fin vagabondent. D’improbables talismans de vie apparaissent, en subtile écriture d’espace, en fluides macules d’intime existence.
Sans heurt, en rapides glissements chromatiques, jamais l’œil ne s’arrête. Ces passages essentialisés, respirants et aventureux, sont autant de signes d’art et d’âme qui parcourent sans fin l’étendue. Art de vastitude mentale. Art d’élan, de veille et d’éveil.
Roy Sfeir ensemence le vide, et l’étendue qui respire, ascétique, apaisante et enciellée, crée d’enveloppantes modulations qui traverse tous les paysages du dedans. Comme si chaque peinture était l’avant-plan subtil et serein d’un arrière-plan ouvert sur l’ailleurs des lumières, en paisibles murmures qui enchantent les frontières du visible,
Roy Sfeir n’illustre jamais. Il sublime les affres du monde. Il n’a qu’un but : l’union de la plénitude et de l’étendue. Sa matière épurée délivre en longs murmures une vive parole d’avant-message, inventive, plurielle et d’une sidérante liberté.
Dans l’effacement des plaies mondaines, assourdies et fusionnées, de denses couleurs voyageuses dématérialisent le monde. Tous les dehors ayant disparu, les transparences aigües de Roy Sfeir, en prodigieuse verticalité, absorbent sans fin tous les contours.
Dans les voiles de l’œuvre, dans ses replis ombreux, on voit tension étirée, densité de métal, jusque dans leurs lointains reflets colorés. Présence évidente et pudique de sources convulsives, venues soudainement du fond des âges, là où s’étreignent les flammes veloutées de l’enfance, sous le scalpel sans poids d’une lumière apaisante.
Chocs de ces étapes créant, plus que stridences et percussions, de subtiles et sourdes résonances, et les couleurs jouent à fond leurs mystérieux rôles psychiques. Opérateur d’espaces, Roy Sfeir se laisse porter, tout en gardant contact, de très loin, avec les profondeurs charnelles.
S’ajoute parfois, sur fond d’espace déserté, une incroyable profusion d’infimes îles d’art, ponctuation hasardeuse et magique d’un microcosme éclaté, innombrable et virulent.
Dans l’insondable miroir de cette peinture ouverte, la rationalité n’ose plus faire surface. Il n’y a plus d’horizon, l’horizon est partout. On ne voit que plaines contemplatives, et comme on nage du regard dans ces profondeurs entoilées, quand la tache et l’immensité se confondent et s’étreignent. Chez Roy Sfeir, la très proche abstraction est heureusement dépouillée et décapée de tout effet de joliesse, elle est mise à nu. La création, ici, est saisie à la gorge, à la source.
Et la surgissante lumière éclaire la lumière, en sublime respiration d’univers.
Christian Noorbergen
Août 2022
أسفار لوحة روي
وسديم ما وراء الكون
– تُمَثِّل تجريدات روي صفير متتاليات توليفية: تفضح بنيتها الخلوية وألوانها الجزيئية ماضي التجريد الغنائي الباريسي المتأخر هذا من جهة، مقابل ماضي التجريد النيويوركي لما بعد الحرب على غرار كونية المتمورات الرحبة الصدفوية لجاكسون بولوك وسيولة أعمال فرانسيس آدامز المتشبثة بالبياض، من جهة ثانية. تحولت هذه المذكرات البصرية (المتباعدة أقيانوسياً) إلى شتاتٍ من الماضي طواها سونامي « مابعد الحداثة ». تتوازى بمستقبليتها تقدم الفيزياء، من فيزياء الفلك ثم الميكانيك أنتيك وصولاً حتى فيزياء الشعث. ترتبط هذه الأنواع بمفاهيم مابعد الحداثة. ذلك أن لكل فنان مصادفاته الخاصة، أي التي تمثل جزءاً من أنساقه المأزومة، لكن قانون الشعث ينحى بإتجاه النواظم الكونية الكبرى ودوراتها التي تعصى على قياس الأجهزة العلمية.
* * *
يصدر عن هذا العلم برنامج « الفراكتال » قابلاً للحدوث في عالم الطبيعة، أما لوحة فناننا فهي قابلة للحدوث في مسار الفلك وبمركبة ضوئية تخيلية تتجاوز مفاهيم سرعة الضوء المستحيل، وهنا تحصل المعجزة الإنشتانية التي ستدفعنا بإتجاه نسبية الزمان-المكان.
لوحات روجيه ليست غريبة عن هذه النسبية التشكيلية، وكما يشير ختاماً الشاعر الرومي:
« وتحسب أنك جرم صغير وفيك انطوي العالم الأكبر ».
أسعد عرابي
Les Voyages Peints de Roy ( traduit de l’ arabe )
Et la Nébuleuse au-delà de l’Univers
– Les abstractions de Roy Sfeir représentent des séquences synthétiques : leur structure cellulaire et leurs couleurs moléculaires révèlent, d’une part, le passé de cette abstraction lyrique parisienne tardive, par opposition à l’abstraction new-yorkaise d’après-guerre, proche du vaste cosmos en forme de coquillage de Jackson Pollock et des œuvres fluides et blanches de Sam Francis , d’autre part. Ces mémoires visuelles (dispersées comme l’océan) sont devenues des fragments du passé, emportés par le tsunami du « postmodernisme ». Leur futurisme fait écho aux progrès de la physique, de l’astrophysique à la mécanique ancienne, pour aboutir à la physique du chaos. Ces genres sont liés aux concepts postmodernes. Chaque artiste a ses propres coïncidences, qui représentent une part de ses systèmes perturbés, mais la loi du chaos tend vers le grand ordre cosmique et ses cycles, qui défient la mesure des instruments scientifiques.
Cette science produit un programme fractal plausible dans le monde naturel, tandis que la peinture de notre artiste est plausible dans la sphère céleste, grâce à un véhicule lumineux imaginaire qui transcende les concepts impossibles de la vitesse de la lumière. C’est là que réside le miracle einsteinien qui nous propulse vers la relativité de l’espace-temps.
Les peintures de Roger ne sont pas étrangères à cette relativité formatrice, et comme le conclut le poète Al Roumi :
« Tu te crois un petit corps, et pourtant, en toi réside le monde entier.»
Asaad Arabi
Mai 2019
La tête au-dessus des nuages
Les pieds raclant le sol Il marche dans la vie
Tel un oiseau qui veut prendre son envol
Il voit avec son âme d’artiste
Des contrées multicolores
Des soleils noyés dans le bleu
Des vides lumineux La ville se confond avec la brume
L’émotion pointe à chaque coup de plume
L’esprit est libre de vagabonder
Mais la misère De la chair Pointe à la portière
Et pollue son atmosphère
Alors le coup de pinceau se fait rageur
Les notes de musique s’étalent
Sur la toile Tels des oisillons Piégés dans un tourbillon
Entraînés dans une rotation Morbide qui éclate en une gerbe de couleurs
Noire pour l’humeur
Rouge pour le destin
Bleue pour le bonheur Jaune pour le serein
Tout doucement L’âme réintègre le corps
Le voyage est fini La fenêtre se ferme
Le pouls ralentit La passion s’enferme
Et quand un visiteur Au détour d’une exposition Lui demande innocemment
Cette toile qu’est-ce qu’elle représente ?
Il garde jalousement
Les arguments
De son voyage onirique
Et répond patiemment
De l’abstraction
Elie Haddad
Le 10/12/2018
Je n’ai jamais rencontré Jérôme Legrand, juste ses peintures. Son galeriste m’a expliqué qu’il préfère rester dans l’ombre. Bon. Je respecte. Après tout, je n’ai pas rencontré Voltaire, Alexandre Dumas, Marguerite Yourcenar ni Henry Miller, ni Leonardo, ni Goya, ni Léger, ni Muek… pourtant j’aurais aimé. Mais ça ne m’a pas empêché d’apprécier leur œuvre. Alors, je me fais une raison.
Avec Jérôme Legrand, ça n’a pas été un coup de foudre ni une évidence… Il y a un côté « Nymphéas » avec le travail de Legrand, ça demande une proximité dans la durée, d’y revenir, de se laisser imprégner. Du temps. Je ne parle pas des Nymphéas par hasard, parce que Legrand a la même fascination de l’eau que Monet, même s’il l’appréhende différemment. Chez Monet, l’eau était le réceptacle et le diffuseur de la lumière, l’eau était le miroir nécessaire de son sujet, la lumière : trois cent mille kilomètres/seconde. Chez Legrand, c’est l’eau le principe actif. C’est plus lent. Legrand est le peintre de l’eau… peut-être le premier peintre de l’eau dans laquelle se dissolvent sensations et émotions, une peinture qui coule comme de la musique, comme du temps. Il y a une subtilité musicale chez lui. Musicale et temporelle, pléonasme que j’utilise pour dire que la peinture de Jérôme Legrand exige une cohabitation, une écoute.
Je ne sais pas ce qu’il veut nous dire, ses tableaux sont comme des haïkus, des poèmes magnifiques dans une langue étrangère, des sonates, des moments de vie fugitifs fossilisés ; il y a là quelque chose qui est au-delà du discours. L’eau c’est la vie, la condition de la vie et ce qui la recouvre lorsqu’elle s’est épuisée, avant qu’elle ne rejaillisse. L’eau passe sur les toiles de Legrand et laisse des sédiments d’émotions, de choses profondément enfouies dans les plis du temps, de poussières d’étoiles échappées du cosmos, de rêves dont on ne souviendra jamais. Est-il musicien, scientifique, medium ? Je ne suis pas sûr qu’il soit de notre époque. Jérôme Legrand est assis au bord d’un grand fleuve, plus large que l’Orénoque, lent et énigmatique.
Olivier Delahaye
2017
Jérôme Legrand
Il faut rendre manifeste ce qui est caché, et occulte ce qui est manifeste. En cela seul consiste l’œuvre des sages.
Bernardus Trevisanus [1]
Apocalypse ou épiphanie ? En rapprochant ces deux mots, il n’est pas question d’une catastrophe aussi inéluctable qu’imminente ni d’une joyeuse fête avec galette et fèves. Il s’agit, ici, de prendre ces termes dans leur sens premier, étymologique, respectivement révélation et manifestation… Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans la peinture de Jérôme Legrand… Du moins du point de vue du spectateur…
Pour notre peintre, il en va autrement. Il superpose, sur ses toiles, des couches liquides, plus ou moins translucides, qui masquent partiellement les précédentes, ne laissant subsister que quelques plages préservées de l’occultation, comme autant d’étocs dans un océan de matière picturale. Hasard objectif au sens où Breton l’entendait (« la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain »[2]) ou non ? La question reste ouverte… Ce qui est certain, c’est que, nappe fluide après nappe fluide, couche après couche, se crée une profondeur qui n’a rien de celle de la perspective illusionniste traditionnelle. Le peintre devient ainsi, si l’on en croit l’alchimiste [3] du XVe siècle, un sage, puisqu’il manifeste (épiphanie) ce qui est caché et nous cache une partie de ce qui est manifeste. On peut considérer aussi que son geste, son action, miroir de sa personnalité, serait, à son tour, une autre forme d’épiphanie. Du moins si l’on suit Jacques Maritain quand il écrit « L’action est une épiphanie de l’être ».[4]
Si le peintre procède en construisant la toile du fond vers la surface, l’oeil du regar-deur, lui, va de la surface vers le fond. Son expérience est donc autre. C’est celle d’une révélation (apocalypse) progressive – et nécessairement partielle – de ce que l’artiste a déposé dans les couches successives de son œuvre. À rebours du peintre, le spectateur se trouve placé dans une position de voyeur, tentant de distinguer ou de deviner ce que plasticien veut lui cacher. À son insu, il est amené à déplacer son point d’observation et à tenter d’analyser la peinture depuis son arrière vers son avant, travail d’archéologue le poussant à essayer de retrouver l’être agissant – le peintre – à partir de ses traces… Et peut-être que, finalement, il n’y a rien d’autre à découvrir que de l’invisible. Ces toiles pourraient donc donner raison à Anaxagore qui déclarait : « Tout ce qui se manifeste est vision de l’invisible. »[5] Plus encore, elles soutiendraient la pensée de ce philosophe présocratique selon laquelle l’intellect est la seule cause de l’univers….[6] De l’univers pictural, à tout le moins, dans le cas présent… Jérôme Legrand ne s’en cache pas, d’ailleurs : « Le sujet n’existe pas, c’est ma propre respiration, et mon humeur qui me dictent le souffle, le rythme, le ton. »[7]
Plus que d’une asymétrie du regard, je pense qu’il faut plutôt parler de semi-perméabilité de la matière picturale. L’image du moucharabieh dans l’architecture tra-ditionnelle des pays arabes s’impose avec force. Apporter un air rafraîchissant, per-mettre de voir sans être vu… Les toiles de Jérôme Legrand ont ces caractéristiques, sur-tout celles dont la couche la plus superficielle est blanche, évoquant un éternel prin-temps jaillissant de l’emprise glacée de l’hiver. L’ancrage architectural est parfois souli-gné par une bande monochrome verticale au bord gauche de la toile. On peut aussi y voir la marque d’une reliure incitant à tourner la couverture pour pénétrer dans un livre dont le contenu reste définitivement inaccessible.
La dimension musicale est aussi très présente dans la mise en page des peintures. On y lit des tensions, des détentes, des strettes, des développements, des variations, des modulations, des changements de mode chromatique, du mineur au majeur et vice-versa. Visuellement, certaines toiles se présentent d’ailleurs comme des pages de partitions musicales. J’y retrouve certaines feuilles du manuscrit de la troisième sonate pour piano de Pierre Boulez et, plus encore, des Archipels d’André Boucourechliev. La notion d’archipel est d’ailleurs très intimement liée à la peinture de Jérôme Legrand, avec son humidité ambiante et ses émergences de reliefs enfouis comme autant d’îlots, de récifs, d’accidents qui accrochent et retiennent le regard… Pour le faire sombrer… Le chant des Sirènes…
Jérôme Legrand n’est pas un débutant dans le monde de la peinture. Il la pratique depuis plusieurs décennies, avouant, non sans humour : « Je peins pour le plaisir, par nécessité, car c’est ce que je sais faire de mieux.» [8] Sa peinture a été souvent vue à Paris et ailleurs. Inutile, cependant, de tenter d’en trouver trace sur google… Sa nouvelle identité est un pseudonyme, transparent pour qui suit son travail depuis les années 1990, opaque pour ceux qui le découvriront… Opacité et transparence… Cacher pour mieux révéler… Révéler pour manifester une vérité occultée… C’est bien tout l’enjeu de sa peinture.
Louis Doucet,
Janvier 2017
[1] Bernard Le Trévisan (1406-1490), in Trevisanus de Chymico miraculo, quod lapidem philosophiae appellant, édité en 1583 par Gerard Dorn.
[2] L’amour fou.
[3] Dont l’existence n’est pas avérée. Il s’agit probablement d’un personnage fictif, créé à la fin du XVIe siècle en collectant et éditant sous ce nom des écrits alchimiques et ésotériques des siècles précédents.
[4] In Humanisme intégral.
[5] Fragment 21a.
[6] Ce n’est pas sans raisons que Goethe le fait apparaître dans son second Faust.
[7] Site de la galerie Samagra, Paris.
[8] Ibidem.
- De ces ponctuations mouchetées, de ses filages ondoyants, comme levés par une brise indocile, Roy G Sfeir, au fil de ces énergies quintessenciées, donne corps à un espace mouvant, dont le brassage calligraphique resserré, demeure toujours cependant, d’une extrême fluidité, favorisant, quel que soit l’angle d’approche, une lecture souple et intelligible du signifié, où la perception sensorielle épouse naturellement le « noein « où connaissance par l’intellect.
- Miroir d’une expérience vitale longtemps rebelle aux appels de la non-représentation, son vocabulaire a progressivement basculé vers la mise à jour d’un essaim de signes nerveux et déliés, exempts de toute relation au reconnaissable, qui, même au plus près des battements du monde, répondent davantage aux pulsions intimes d’un imaginaire fébrile. C’est à travers ce syncrétisme, dans cette joute dialectique entre l’évidence et son leurre, la raison et la déraison, le statique et l’inerte, que s’est élaborée, hors des contingences, cette trajectoire ferme et délicate du pur coloriste.
- Pour configurer sa géographie profonde, l’artiste se tient au seuil de sa conscience cueillant à la volée les graphées et les éclosions fusantes qui s’en évadent avant de trouver asile au sein de l’ordonnancement non programmé de leur support d’élection : le papier, auquel les gradations légères et feutrées de l’aquarelle confèrent de lumineux contrepoints, jouant sur les réserves, autrement dit les blancs de la feuille, les ruissellements impromptus, les brefs lacis, les spirales tendues ou emmêlées, tantôt isolant un horizon nappé de menues turbulences, tantôt emplissant le champ bord à bord de gerbes de taches, d’éclaboussures et d’idéogrammes en
suspens, partition métaphorique tissée de ces scansions labiles, tourbillonnantes, qui se fécondent l’une l’autre jusqu’à plus fin. Dans ces régions où l’espace s’affine et se creuse, où les intrications linéaires et les timbres chromatiques s’agrègent et d’abandonnent pour mieux se reconstituer, Roy G. Sfeir procède par petites touches,
prestement émises dès leur émergence par un geste alerte mais surveillé. Direct,élagué, son style enlevé cultive pourtant plus le murmure que le tumulte. - Ainsi se développe et s’accomplit cet art modulé dans l’épanchement qui distille une harmonieuse musique intérieure.
Gérard Xuriguéra
1987
Avec Roy Sfeir, on n’a pas besoin d’aligner les mots, de faire des phrases, de noircir des pages. Cela ne ferait qu’obscurcir ce qui est limpide. Quand vous le rencontrez, il vous dit : voilà, ma peinture c’est ça. C’est tout. Et c’est suffisant. Nul besoin d’en rajouter. A quoi bon commenter ?
Alors on regarde cette fantastique confusion de signes et de couleurs, de volumes et de formes. Dans un premier temps, on cherche des clés, un code d’accès. On fouille la biographie. Mais comme il est très discret, très réservé, elle se réduit à une manière de fiche signalétique. En vrac. Beyrouth 1952 … En France depuis une dizaine d’années… Une femme allemande, deux jeunes enfants … Troisième exposition personnelle… Boit du café turc… Autodidacte … Découvre jeune la peinture à travers les livres d’art dans la librairie paternelle … A la maison il y avait des tableaux abstraits … Peint depuis toujours…
Depuis toujours. Il égrène un chapelet entre les doigts et répète : depuis toujours … Papiers froissés, collages, aquarelles, gouaches. Sfeir, c’est la diversité. Il se veut ennemi du systématique, du procédé, de la facilité, de la répétition. Incapable de réprimer sa propension au changement, un tel peintre ne peut se faire à l’idée d’être l’homme d’un style. Il explore des voies différentes tout en restant lui-même. Tentez une expérience : mettez trois Sfeir d’inégale inspiration côte à côte et demandez à un visiteur impromptu le nom des trois peintres …
Sfeir parvient naturellement à cette variété tout en restant fidèle à ce qu’il y a de plus authentique en lui : un créateur encore écartelé entre inspiration et invention. Mais toujours en quête d’un chemin « A la manière de « , il ne sait pas ce que c’est. Mais il est suffisamment lucide et honnête pour reconnaître ses ancêtres. Sa révélation, ce fut Picasso, puis Pollock, Masson et Michaux qui fut la découverte. Le choc. En regardant ses tableaux, il s’est senti photographié de l’intérieur, il a reconnu ce qu’il avait peint dans son intimité. Une totale communion. Comment après un tel bouleversement émotionnel, se dire « créateur « sans une part de scepticisme et d’humilité ?
Sfeir, c’est l’eau, l’élément de la nature qui correspond le mieux à sa sensibilité. Il s’en dégage une douce fluidité. Le voici à sa table. Ni palette, ni chevalet. Des papiers 65 x 50 format raisin, à contre-courant des grands panneaux en vogue. Tant pis si les railleurs appellent ça des timbres-poste. Lui, il sait que c’est sa distance, sa surface. C’est là que S. exerce le mieux sa sphère d’influence…
Trois couleurs, principalement : rouge, jaune, bleu. Et depuis peu, du noir. Puis c’est le voyage dans l’inconscient, une immersion totale dans un périple de quelques dizaines de minutes très intenses. La main part toute seule, automatique dirait-on, mais l’esprit et la conscience esthétique la contrôlent. Pour se concentrer, il a besoin de cette rapidité d’exécution. Ce n’est que dans l’urgence qu’il donne le meilleur de la création aux antipodes de son tempérament, du moins en apparence.
Pour lui un tableau réussi ne peut se concevoir ni se juger seul. Il faut le remettre dans le contexte, parmi ses prédécesseurs. Afin de préciser les repères communs et baliser l’évolution. Il y avait avant et il y aura après. S’il devait se répéter, Sfeir préfèrerait poser le pinceau. Trop facile, le procédé.
Ceux qui regardent croient déceler ici des croix, là des fœtus. Ils expliquent … Lui les laisse libres de toute interprétation. A la limite, il n’en a pas et veut ignorer celle des autres. Gardons-nous d’y relever les traces d’une quelconque désinvolture. Cette peinture ne lui appartient déjà plus. Il est ailleurs dans la suivante. Il y aura encore du rythme et des signes, avec partout de l’eau sur du papier. Il y aura un sens qu’il refusera de déchiffrer. C’est écrit au pinceau, cela suffit. Pour ne pas restreindre la liberté d’évasion du lecteur – spectateur et lui laisser le champ entièrement libre, il ne met pas de titre. Que des numéros. Car il n’y a dans ses tableaux ni sujet, ni thème. Juste ce que Sfeir avait à dire. Mais c’est déjà beaucoup.
Pierre Assouline
1987
Roy Sfeir est un coloriste raffiné et qui, en quelques touches, traversées, structurées de quelques lignes, elles aussi se posant là à peine, parvient à dire très vite, et bien, ce qu’il souhaite dire : la fascination joliment vibrante et nerveuse qu’exerce la surface du monde, en son mouvement sur une sensibilité de nature comme aérienne. Des nœuds rapides de forces légères se nouent et se dénouent dans ses aquarelles, des accents se font et se défont, au fil d’une plume cursive, dans ses dessins : le tout cherchant, par les moyens les plus élémentaires du peintre, à capter l’émotion jaillissante, à fleur de peau, dirait-on, ou à fleur d’être – et avant que ne vienne la compliquer une perception plus savante, porteuse de quelque déformation intellectuelle ou esthétisante. Et pourtant l’on ne saurait dire, à regarder l’ensemble des petits et moyens formats qu’expose Roy Sfeir, qu’il ne va qu’à la sensation brute comment ont souhaité y parvenir quelques-uns parmi les plus inventifs des peintres contemporains. Si sensation il y a, elle est déjà mystérieusement décantée, à un niveau premier d’elle-même, par l’opération d’une rêverie spontanément créatrice de signes et de rapports, qui nous donne à déchiffrer, avec ravissement, une lecture de poésie.
Salah Stétié
1979


